J’ai une question : méritons-nous vraiment ce pays ? Te méritions-nous vraiment, toi, cher Lumumba ? Ne devais-je pas commencer d’abord par les présentations ?D’ailleurs, je ne sais pas si je dois vous tutoyer ou plutôt te vouvoyer. Je préfère le « tu » qui a l’avantage de briser les murs parfois trop épais de l’altérité et d’ajouter une certaine proximité entre nous.
Chers Lumumba,
Je ne suis pas sûr que nous nous connaissions tous les deux. Non, nous ne nous connaissons pas du tout. Un quart de siècle sépare ta disparition de ma venue au monde. Je suis né à Stanleyville, en 1986. Tu te rappelles sûrement de la poste où tu travaillais jadis et de ce tribunal de première instance où tu comparus en 1959. Il y avait, juste en face du bâtiment du tribunal, une plage avec une vue superbe sur le fleuve. Imagine que j’y ai prêté serment en 2009, soit cinquante ans après ton procès.
Le prétoire devant lequel je me tins alors était le même que celui derrière lequel tu te tins jadis. Ils n’avaient pas pu changer de décor. Même les chaises des juges étaient les mêmes. Aujourd’hui, ils ont dû déplacer le siège de ce qui est devenu le tribunal de grande instance de Kisangani dans un autre bâtiment nouvellement construit. Mais j’espère que cette salle est encore à l’identique.
Pourquoi déjà je te parle de ces menus détails ? J’en étais encore aux présentations et me voilà déjà dans le vif du sujet. Désolé, cher Lumumba. Revenons aux débuts.
Cher Lumumba,
Je disais que je suis venu au monde vingt-cinq ans après ta disparition. Je suis né à Stanley ville, ta ville. On l’avait changé en Kisangani. Ça sonne mieux, je trouve.
J’ignorai tout de toi dans ma primo-enfance. Mais je voyais sur chaque mur des maisons où j’entrai, des tableaux en couleur qui te représentaient. C’était vraiment à la mode à cette époque.

Patrice Emery LUMUMBA, Premier premier ministre congolais ©AFP
Il fallait à tout prix avoir un tableau de Lumumba sur son mur. Il y avait aussi un autre tableau qui concurrençait ton portrait : c’était une peinture représentant un homme juché sur un arbre dont les branches se brisaient sous le poids d’un gros serpent et en-dessous duquel se tenaient un lion sur le rivage et un crocodile dans la rivière. Les aînés s’amusaient alors à nous demander ce que pouvait faire cet homme assailli par plusieurs dangers à la fois pour se sauver. Ce tableau m’intriguait. J’y reviendrai. Il y avait donc deux tableaux sur les murs des salons de Kisangani : ton portrait et celui de l’homme sur l’arbre.
Tous les deux tableaux m’intriguaient. Il y avait d’abord le tien qui avait quelque chose que je ne comprenais pas : c’était la raie que tu avais sur ta coiffure. Je me demandais au début si c’était le coiffeur qui, par mégarde, avait amputé ta chevelure à cet endroit précis où il y avait cette raie ou si c’était une malformation génétique qui empêchait à tes cheveux de pousser à cet endroit.
A (ré)lire: Journée des Martyrs: Destins brisés, crimes impunis, les blessures sont fraîches à Kisangani
Je ne trouvais jamais de réponse. Je crois avoir demandé un jour à ma mère de me faire la même raie lorsqu’à l’école primaire mon cours d’histoire me révélait enfin, quelques années plus tard, qui tu étais vraiment. Tu n’étais donc pas qu’un personnage des tableaux de peinture mais bien un être ayant existé et ayant donné sa vie pour l’indépendance de notre pays. Je voulais être comme toi et avoir aussi ma raie à travers ma chevelure. Ma mère avait refusé, jugeant cela indécent. »C’est une coiffure des bandits », disait-elle. «Mais Lumumba n’était pas un bandit», répliquais-je. Elle ne voulait rien entendre.
Cher Lumumba,
Après t’avoir rencontré à travers les prismes des couleurs vives des tableaux boyomais peints à l’huile chaude, je me suis surpris à essayer de saisir ta pensée à défaut d’imiter ta raie.
Que voulais-tu faire d’un projet d’autrui, cher Lumumba? C’est ce qu’a toujours été le Congo, on doit en convenir : un projet d’autrui. Qu’attendais-tu d’un MNC qui portait déjà en son sein les germes d’un pays hétéroclite et autodestructeur? Regarde ce qu’ils en ont fait. Ils te l’ont souillé, ton parti. Ils te l’ont bousillée, ton idée du Congo. Aujourd’hui, le Congo de tes rêves n’est que le spectre d’un revenant qui ne fait plus peur à personne. Le Congo de tes pensées est le contraire du projet d’autrui appelé Congo. Cet espace qu’on appelle Congo et qui t’a préexisté était génétiquement un crime contre l’humanité. Que n’a-t-il pas créé d’exécrable, ce Congo pour lequel tu pensais mourir, cher Lumumba?
Il nous a pondu une classe des évolués incapable de faire face aux défis de l’indépendance et du développement. Il nous a vomi une classe politique tribaliste qui n’a fait que se succéder au rythme de son besoin insatiable de satisfaction de ses intérêts gloutons. Il nous a produit certains types de rébellion qui, prétendument lumumbistes ont inutilement fauché des vies. Qu’est-ce qu’il ne nous produit pas aujourd’hui encore? Des vampires politiques qui, en se succédant, dépouillent, chacun mieux que ses prédécesseurs, le Congo de son suc vital. Il est hypoglycémique, notre Congo… Ton Congo.
Le Congo, qu’est-ce, cher Lumumba, si non qu’une calamité. Le Congo nous a condamnés à tourner en rond tels des automates dans la mare au diable. Ils nous l’ont violé sans lubrifiant, notre Congo. Ils l’ont pénétré à fond devant nous, nous obligeant à écarquiller les yeux pour mieux assister à la scène. Les stigmates ensanglantés de sa grosse plaie béante sont encore perceptibles partout où se posent nos regards.
Regarde, nous ne peuplons que des villes coloniales. Nous n’en avons bâti aucune autre. Nos administrations se déchiquettent sur les ruines de l’ancienne fonction publique belge. Nous essayons de courir mais à reculons.
Kinshasa, cette ancienne Léopoldville n’est rien de plus qu’une pourriture qui sent la pisse, l’humus et les fosses septiques. Les provinces du Congo sont devenues des arènes où la querelle est la règle. Et notre Kivu ? Ils nous l’ont incendiée. Et puis, il y a Lumumbaville. Oui, cher Lumumba, ils ont promis de bâtir une ville en ton nom. Une idée saugrenue qui se meurt déjà avant d’avoir germé.
Cher Lumumba,
Le Congo n’est-ce pas cet homme du tableau de Kisangani ? Ce paysan lokélé juché sur un arbre dont les branches se brisaient sous le poids d’un gros serpent et en-dessous duquel se tenait un lion sur le rivage et un crocodile dans la rivière ? N’est-ce pas l’allégorie parfaite de ce Congo que tu nous as léguée et qui semble pris en tenaille ?
Méritons-nous vraiment ce pays ? Te méritions-nous vraiment, cher Lumumba ?
Par Me. Godefroy K. MWANABWATO